CHAPITRE IV
La navette avait entamé sa lente descente le long du conduit de la cheminée. Son habitacle sphérique et ses six pieds allongés la faisaient ressembler à une araignée. Les paquets d’eau qui continuaient de tomber de la corolle supérieure se pulvérisaient sur ses flancs métalliques. Négligeant les sièges du compartiment, les passagers se tenaient debout près des larges hublots. Merrys la torce avait brièvement expliqué à Rohel que l’appareil, programmé pour effectuer les liaisons régulières entre l’aéroport de la terre intérieure et la surface de l’Immaculé, était entièrement régi par un système automatique.
La relève s’était présentée quelques minutes plus tôt. La présence d’un hors-monde parmi les veilleurs avait suscité de la curiosité et de la méfiance chez le torce de la deuxième équipe, un homme dont les rides profondes, le crâne chauve et les épaules voûtées trahissaient un âge avancé.
— Vous êtes en retard ! avait grondé Selphen Ab-Phar.
— Le radar avait perdu toute trace de votre naville, avait répliqué le torce pour se justifier. Probablement un simple problème d’émetteur, mais les administrateurs nous ont ordonné d’attendre : ils se demandaient si vous n’aviez pas fait naufrage, s’ils ne devaient pas lancer les recherches d’urgence. Au moment où vous avez appelé, vingt sondes automatiques d’investigation s’apprêtaient à décoller. Tu connais aussi bien que moi les lois fondamentales de l’Immaculé, Selphen Ab-Phar : nous n’avions pas l’autorisation de gagner la surface tant que subsistait la moindre incertitude sur votre sort.
— Les lois de l’Immaculé devraient s’effacer devant les exigences de l’état de guerre.
— Les administrateurs voulaient justement s’assurer que vous n’aviez pas été victimes d’une attaque partek… Qui est cet homme ? avait ajouté le torce en désignant Rohel.
— Un hors-monde… Il s’est échoué sur Ewe.
— Un phaleineau est venu à notre rencontre pour nous signaler sa présence, était intervenue Merrys. Son vaisseau a sombré mais nous l’avons récupéré sur l’échine d’une grande phaleine.
— Par quel miracle son appareil a-t-il franchi le blocus partek ?
— Grâce à la technologie de l’hypsaut, du saut à travers l’espace, avait répondu Rohel.
— Ce n’est pas tout, avait repris Selphen Ab-Phar, pressé de relater l’événement qu’il considérait comme le fait marquant de la journée. L’océan est tellement démonté que les vagues nous empêchaient de pénétrer dans la crique. Deux lévents blancs sont alors apparus, se sont placés de chaque côté de la naville et nous ont guidés jusqu’à l’entrée du chenal.
Un silence pesant avait ponctué ces mots, seulement troublé par les rumeurs lointaines de la tempête et le ronronnement de la navette.
— Les lévents vivent à plus de dix mille mètres de profondeur, avait objecté le vieux torce dont les rides s’étaient creusées de quelques millimètres supplémentaires. Jamais ils ne remontent à la surface.
Il avait accompagné ses paroles d’un ample geste du bras et le tissu de sa combinaison élimée, d’un bleu moins soutenu que celle de Merrys, avait émis un étrange grésillement. Bien qu’il eût exploré l’Immaculé de long en large depuis plus de cinquante années, il n’avait jamais eu le privilège de contempler un lèvent.
— Nous les avons pourtant vus ! avait insisté Selphen Ab-Phar, les yeux brillants. Deux murailles blanches avec des rangées de nageoires roses. Mes hommes, Merrys et le hors-monde pourront vous le confirmer.
Sans autre forme de cérémonie, les membres de la deuxième équipe s’étaient engagés dans la galerie qui menait à la crique, espérant que les animaux mythiques des profondeurs étaient restés dans les parages de la cheminée et qu’ils pourraient à leur tour les contempler. Le vieux torce n’avait même pas pensé à échanger les paroles rituelles avec Merrys. Mais elle lui en avait d’autant moins tenu rigueur qu’elle-même n’accordait aucune importance à ces habitudes vides de sens et que, passablement étourdie, elle aurait été mal venue de reprocher sa distraction à un confrère.
Elle s’était engouffrée en compagnie des hommes d’équipage et du hors-monde dans la navette automatique, dont la passerelle, aboutée au balcon, s’était rétractée dans un chuintement prolongé. Pendant que l’appareil entamait sa descente vers l’aéroport d’Édée, elle s’était plongée dans le torrent impétueux de ses pensées. Elle n’avait pas communiqué avec les lévents blancs – ils étaient tellement secrets qu’aucun torce ne pouvait se prévaloir d’avoir établi un quelconque lien psychique avec eux –, mais elle restait persuadée que leur présence aux abords de la cheminée avait quelque chose à voir avec la guerre contre les Parteks.
Elle lança un regard de biais au hors-monde, absorbé dans la contemplation du conduit. La navette pénétrait à présent dans une zone très éclairée. À cette profondeur, la roche devenait photogène, c’est-à-dire qu’elle emmagasinait la lumière du jour, la gardait en mémoire et la restituait avec une intensité accrue. Le phénomène avait étonné le groupe d’ethnologues qui avait effectué un court séjour sur Ewe six années plus tôt. Au premier abord, ils avaient même cru que des sources de lumière artificielle, des projecteurs à haute densité ou des rayons laser, avaient pris le relais de la clarté diurne, mais, lorsqu’un membre du parlement leur avait expliqué les propriétés du sous-sol d’Ewe, ils avaient retiré le masque de gravité qui seyait au sérieux de leur profession pour manifester un émerveillement enfantin. Merrys, choisie pour faire partie de la délégation chargée de les accueillir (sa beauté n’était probablement pas étrangère à ce choix), se souviendrait jusqu’à sa mort de leur expression : elle avait pris conscience que le ventre d’Ewe, ce ventre auquel elle était tellement habituée qu’elle n’y prêtait plus attention, suscitait l’admiration des visiteurs et elle avait ressenti pour sa planète un amour, une fierté qui ne l’avaient plus jamais quittée.
Les yeux du hors-monde ne s’ouvraient pas aussi grand que ceux des ethnologues, sa bouche ne s’arrondissait pas de surprise, mais la splendeur de la pierre illuminée ne le laissait pas indifférent. Des passages inégaux, découpés, supplantaient peu à peu les parois lisses. Bien qu’elle empruntât ce conduit deux ou quatre fois par jour selon les tours de garde, Merrys découvrait à chaque fois des formes nouvelles, des figures insolites dans les dentelles minérales qui tapissaient la cheminée Huit. Elle plaignait parfois les « ventreux », les habitants d’Édée, ceux des agglomérations de moindre importance ou des communautés agricoles qui ne remontaient jamais à la surface. Jamais ce contraste entre l’extérieur et l’intérieur d’Ewe ne les saisissait, ne les bouleversait. Pour eux le ciel se résumait à une voûte rocheuse, le vent aux courants d’air qui circulaient entre les cheminées, la pluie aux débordements des tempêtes de syzygie, l’éclat de Bélem-Ter, la géante bleue du système, à l’éclairage de la roche fumigène… Ils n’étaient pas conscients des incessantes métamorphoses de leur mère nourricière, de son jeu permanent avec les éléments pour subvenir aux besoins de ses enfants, aquatiques ou terrestres. Ils se sentaient en parfaite sécurité dans le ventre maternel, ils ne voyaient aucune raison de s’aventurer sur un terrain qu’ils ne connaissaient pas, abandonnant ce genre de vicissitudes aux veilleurs de surface qu’ils surnommaient, avec une pointe de condescendance, les « pelleux ».
L’imminence de la guerre avec les Parteks avait cependant quelque peu modifié le comportement des Ewans sédentaires envers les veilleurs de surface. Ils mesuraient soudain toute l’importance d’un réseau de surveillance : ils seraient prévenus de l’attaque des envahisseurs et, bien que cela ne modifiât en rien le rapport de forces, ils avaient au moins la certitude qu’ils ne seraient pas assassinés pendant leur sommeil, qu’ils pourraient fixer leurs bourreaux en face au moment de recevoir le coup de grâce.
Les images qui l’avaient traversée devant la phaleine affluèrent de nouveau dans l’esprit de Merrys. Ses jambes se mirent à flageoler et elle dut en appeler à toute sa volonté pour ne pas défaillir. Les Parteks et leurs alliés légionnaires ne se livreraient pas seulement à un génocide, ils profaneraient la mère nourricière, ils laisseraient derrière eux un monde désolé d’où la vie serait exclue pendant de longs siècles. Qu’avait voulu lui dire la phaleine en lui transmettant ces visions ? Avait-elle tenté de persuader les Ewans qu’ils n’avaient aucune clémence à attendre des Parteks (ce dont doutait le Parti de suprématie humaine, affirmant qu’une soumission officielle à l’ennemi serait la moins mauvaise des solutions) ? Avait-elle lancé un appel au secours au peuple humain qui vivait sous l’océan ?
À travers le hublot, la lumière vive de la roche effleurait le visage du hors-monde, à la fois endurci par les épreuves et empreint d’une douce nostalgie. La vitesse avec laquelle il avait récupéré de son naufrage confortait Merrys dans l’idée qu’il n’avait pas amerri sur Ewe par hasard. De même, son allure martiale et la puissance latente de l’épée glissée dans sa ceinture trahissaient une certaine habitude des combats, de la stratégie militaire peut-être.
Elle n’osa pas rompre le silence et poser les questions qui lui brûlaient les lèvres. Autour d’elle les hommes d’équipage, d’habitude bavards et rieurs lorsqu’ils redescendaient à terre, gardaient un mutisme insolite.
— La hotte, murmura la torce.
Les parois du conduit s’évasaient, se séparaient, formaient les pétales inégaux d’une corolle renversée et luminescente. Le Vioter distingua les bouches d’entrée de galeries horizontales qui s’enfonçaient dans le cœur de la roche.
— Les couloirs des mers intermédiaires, précisa Merrys. Ewe se compose d’une enveloppe aquatique de douze mille mètres de profondeur, d’une strate rocheuse de neuf kilomètres d’épaisseur, d’un vide d’air d’une hauteur de deux mille mètres, et enfin de la terre intérieure, un épais manteau de silicates autour d’un noyau de fer et de nickel. L’eau de l’Immaculé s’est infiltrée par des failles et s’est déversée dans des gouffres intérieurs de la croûte rocheuse, créant au fil des siècles d’immenses réserves d’eau salée que nos ancêtres ont appelées les mers intermédiaires. Elles servent de lieux de baignade ou de thérapie aux Ewans et de refuges aux dolphes, aux miarques, des petits cétacés de l’Immaculé qui se faufilent par des passages connus d’eux seuls.
— C’est ce genre de cheminée qui permet à l’air de se régénérer ? demanda Le Vioter.
La torce acquiesça d’un mouvement de tête.
— Nous en avons recensé cent quarante-neuf, mais elles ne sont pas toutes aussi larges et praticables que celle-ci. Nous utilisons les dix-huit conduits principaux pour remonter à la surface et le corps des ramoneurs se charge de l’entretien des cent trente et un secondaires. Les cheminées créent des appels d’air permanents qui expulsent les gaz carboniques et renouvellent l’oxygène.
— La strate rocheuse qui soutient l’océan ne s’est jamais affaissée ?
— Des stalagmites géantes se sont élevées là où elle présentait des faiblesses : les infiltrations d’eau ont fini par créer de gigantesques concrétions qui ont consolidé l’ensemble. Ewe a une formidable capacité à transformer ses faiblesses en forces.
La navette déboucha tout à coup à l’air libre. Après qu’il se fut accoutumé à la luminosité éblouissante et légèrement bleutée de la voûte, Le Vioter distingua les milliers de stalactites qui criblaient ce ciel minéral et brillant. Il aperçut, quelques centaines de mètres plus loin, la colonne ventrue, blême et annelée d’une énorme stalagmite. Il leva la tête, vit décroître la bouche légèrement plus sombre de la hotte qui vomissait un filet de pluie aux mailles fugaces.
— Le ventre d’Ewe ! fit Merrys d’une voix gonflée d’orgueil.
Perchée sur la pointe des pieds, le nez collé contre le hublot, elle contemplait la terre intérieure avec un émerveillement sans cesse renouvelé. Malgré la pluie de cheminée, elle discernait les taches ocre et brunes des champs d’algues céréalières, les étendues claires des forêts de corables, les arbres à fleurs et feuilles blanches, les parcelles géométriques et vertes des prairies, parsemées des points gris et mouvants des morcerfs, les rubans jaunes et entremêlés des routes, les cours sinueux des rivières, les mosaïques empourprées des toits coralliens… Plus loin, entre deux stalagmites dont les chapiteaux se rejoignaient et formaient une arche monumentale, s’étendait Édée, la capitale ewan. Les bâtiments officiels du parlement et du temple dédié à la Nature dominaient les autres constructions, les immeubles de l’administration, les entrepôts de céréales, de légumes et de fruits, les salles de traite des morcerfs, les ateliers de traitement du lait, les abattoirs et les maisons enfouies dans leur écrin de verdure. Les Ewans avaient taillé des pierres coralliennes, d’une couleur rouille tirant sur le brun, pour ériger la plupart des édifices d’Édée. Les coquillages nacrés qui jonchaient la terre intérieure par millions avaient servi de tuiles, et les branches des grands corables de poutres, de chevrons, de lattis et d’huisseries. On avait comblé les vides des fenêtres et des portes avec du verre, fabriqué avec le sable des mers intermédiaires, très riche en silice. Les larges artères de la cité avaient été pavées de roches photogènes qui, le jour, lui donnaient un perpétuel air de fête. Avec les flèches élancées du temple et du parlement, également recouvertes de feuilles de roche prélevées dans la voûte, elles paraient Édée de somptueux ornements d’or.
Maintenant que son monde était sur le point de disparaître, Merrys lui trouvait des beautés insoupçonnées. Rien, si ce n’était l’agitation inhabituelle sur les chemins, dans les rues, sur les places, sur le parvis du temple, ne trahissait l’état de guerre. La terre intérieure avait conservé son aspect paisible, comme si aucun conflit n’était en mesure de troubler la sérénité du ventre de la planète. Là résidait peut-être la faiblesse des Ewans. Au fil des siècles, leur méfiance s’était endormie, bercée par le chant rassurant de leur mère. Un peuple vivant à la surface de son monde aurait levé les yeux sur les étoiles, aurait affronté la colère des éléments, aurait eu une perception plus aiguë du danger… Peut-être était-ce la principale raison du mépris des « ventreux » pour les « pelleux », ces marginaux qui paraissaient toujours nerveux, inquiets, ces agités qui ressentaient cet incompréhensible besoin de voguer sur les flots de l’Immaculé et de braver un univers hostile, trop vaste pour eux.
Même si les facultés télépathiques des torces leur valaient prestige et respect, ils avaient fini par être assimilés aux veilleurs de surface et aux ramoneurs, d’autant que les ventreux ne voyaient pas très bien la nécessité de communiquer avec des mammifères marins dont l’existence n’avait aucune espèce d’influence sur l’équilibre de la terre intérieure. Ils étaient certes reconnaissants aux phaleines, aux dolphes, aux miarques, aux lévents blancs d’avoir guidé leurs ancêtres naufragés jusqu’à l’entrée de la cheminée Une, mais il n’y avait selon eux aucun intérêt à maintenir les relations avec les cétacés, des êtres inférieurs dans l’échelle de l’évolution. Ab-Siuler, un parlementaire, avait créé le Parti de suprématie humaine, un mouvement politique qui contestait le statut de citoyen octroyé aux mammifères marins. Il n’avait pas obtenu un pourcentage significatif aux dernières élections, mais ses idées, répandues par de jeunes fanatiques formés à l’art de la rhétorique, gangrenaient peu à peu la population.
Les Parteks ne feraient aucune différence entre les partisans de l’égalité et les tenants de la supériorité humaine. Pour eux, un Ewan restait un Ewan, un rejeton maudit de la planète ennemie. Merrys avait consulté divers livres et mémodisques de la bibliothèque du parlement pour tenter d’en apprendre un peu plus sur l’antagonisme millénaire entre Part-k et Ewe. Elle n’avait déniché aucun document historique relatif à la période qui précédait le naufrage de ses ancêtres sur l’océan Immaculé. Et encore, sur le naufrage en lui-même, elle n’avait compulsé que des textes d’où il était impossible de démêler la réalité de la légende.
La navette piqua sur l’espace gris et dégagé de l’aéroport, situé en amont d’Édée et environné de corables. D’autres appareils atterrissaient ou décollaient dans un ballet parfaitement réglé. L’aéroport était le seul bâtiment de la cité animé toute la nuit. Lorsque la roche photogène, qui avait mémorisé depuis des millénaires l’alternance jour/nuit de la surface, cessait de briller, des rampes de projecteurs, alimentés par un système autonome de production d’énergie, prenaient le relais et l’activité se poursuivait jusqu’au moment où les lueurs bleutées de l’aube effleuraient la voûte minérale.
Les débordements des vagues de l’Immaculé dans le conduit de la cheminée et la pluie de surface se transformaient, vingt kilomètres plus bas, en un crachin sale et triste. Les techniciens de l’aéroport, revêtus de cirés jaunes, se glissaient dans les navettes immobilisées pour inspecter moteurs et circuits électroniques. Le Vioter remarqua que les pistes n’étaient pas faites de béton ou de bitume, comme sur la plupart des astroports des mondes recensés, mais d’une matière qui ressemblait à du corail broyé. Des lignes blanches et luisantes marquaient les emplacements des appareils. Un calme étonnant régnait sur la cité et la campagne environnante.
La navette se posa comme une feuille morte à quelques mètres de l’entrée d’un bâtiment. Rohel douta tout à coup d’arriver sur un monde en guerre. Il ne ressentait pas la fébrilité qui accompagnait généralement les préparatifs des combats, cette tension presque palpable qui rendait l’atmosphère irrespirable. Les Ewans vaquaient à leurs occupations comme si aucune menace n’était suspendue au-dessus de leur tête. Sur un astroport en état de siège, des soldats agressifs et armés jusqu’aux dents se seraient immédiatement précipités sur la navette, auraient fouillé les passagers, les soutes, les moindres recoins de l’appareil.
Rien de tel sur l’aéroport d’Édée. Les passagers descendirent tranquillement par la passerelle et, sans que nul ne songe à s’interposer, s’engouffrèrent dans un couloir du bâtiment sur les talons de Selphen Ab-Phar. Probablement trompés par la combinaison de Rohel, les administrateurs et les techniciens ne se rendaient pas compte que l’une des équipes de surveillance de la cheminée Huit comptait un membre supplémentaire et que, de surcroît, cet intrus était un hors-monde, un ennemi potentiel. Leur désinvolture ne laissait planer aucune incertitude sur l’issue de la guerre.
Le Vioter s’était fourvoyé dans une impasse. Il avait perdu le module et le blocus interdisait l’emploi de toute navette temporelle – à supposer que les Ewans aient en leur possession des engins capables de le transporter sur une planète habitée d’un autre système. Il était pour l’instant condamné à rester sur Ewe, condamné à essuyer l’attaque partek et, étant donné l’absence apparente de défenses dignes de ce nom, à subir le même sort que ses hôtes. Il bénéficierait certes de l’aide de Lucifal, dont la douce chaleur se diffusait dans son corps, mais l’épée de lumière ne pourrait à elle seule venir à bout d’une armée forte de plusieurs centaines de milliers d’hommes. Il lui resterait, en dernier recours, la solution du Mentral, mais, dans ce monde clos, la formule déclencherait une catastrophe aux conséquences imprévisibles dont il risquerait d’être la première victime.
La torce se retourna et lui lança un regard mi-complice, mi-désolé, comme si elle avait deviné la teneur de ses pensées. Ils longèrent une succession de portes vitrées derrière lesquelles, comme des reptiles dans un vivarium, s’agitaient des silhouettes vertes et silencieuses.
Ils pénétrèrent dans une vaste pièce éclairée par des lampes artificielles et séparée en deux par un comptoir. Un homme vêtu d’une longue veste noire se leva de son siège et les accueillit d’un sonore :
— Enfin de retour, Selphen Ab-Phar ! J’ai bien cru que tu t’étais noyé !
— Je viens faire mon rapport.
L’homme en noir plissa les yeux et observa son interlocuteur d’un air intrigué.
— Te voilà devenu bien sérieux, Selphen ! D’habitude, tu ne te presses pas pour rédiger tes rapports…
Ab-Phar planta ses coudes sur le comptoir, se pencha vers l’avant et fixa ardemment son vis-à-vis.
— D’habitude, je n’ai rien à dire, Morg. Mais aujourd’hui j’ai repêché un hors-monde et j’ai vu, de mes yeux vu, deux lévents blancs !
L’homme en noir se hissa sur la pointe des pieds, balaya la pièce du regard par-dessus l’épaule du chef d’équipe, s’arrêta pendant quelques secondes sur l’épée de Rohel. La peur glissa comme une ombre sur son visage.
— Un… un Partek ?
— Un voyageur égaré.
— Mais… le blocus ?
— Son vaisseau l’a franchi avant de s’abîmer dans l’Immaculé.
— C’est peut-être un chien… un chien d’Hamibal…
— Il t’aurait déjà sauté à la gorge ! Préviens l’administrateur en chef que je veux le voir d’urgence.
Morg se caressa le crâne, qu’il avait dégarni, puis, sans quitter Le Vioter des yeux, saisit le télécommunicateur en forme de poire qui reposait sur l’étagère du comptoir.
*
Propulsé par un moteur à explosion, le véhicule parlementaire fonçait dans les rues d’Édée noyées de pluie. De temps à autre, le chauffeur actionnait son avertisseur sonore pour empêcher les piétons de traverser devant lui. Le Vioter et Merrys, assis sur une banquette latérale, faisaient face à Selphen Ab-Phar et à l’administrateur en chef de l’aéroport, un homme sans âge dont la minceur, les gestes onctueux, la chevelure grise et les vêtements parfaitement coupés proclamaient l’obsession d’élégance et de distinction.
L’administrateur s’était hâté de demander audience au parlement lorsque Selphen Ab-Phar avait achevé son rapport, et le parlement, dans l’attente de tout renseignement susceptible de l’orienter dans la conduite de la guerre, s’était hâté de la lui accorder. L’irruption d’un hors-monde sur Ewe et l’apparition de deux lévents blancs près de la cheminée Huit ne constituaient pas a priori des informations militaires de la plus haute importance, mais les responsables ewans avaient le devoir d’interroger le visiteur, de s’assurer qu’il n’était pas un espion partek ou un chien d’Hamibal. L’administrateur avait dispensé de l’entrevue les hommes d’équipage de la naville mais il avait pris la précaution de les enfermer à double tour dans une pièce du bâtiment : il ne tenait pas à ce qu’ils répandent la nouvelle de la présence d’un hors-monde dans Édée et sèment un vent de panique parmi la population désespérée par le blocus partek.
Les roues du véhicule, revêtues d’une épaisse couche de matière brune et souple, épousaient en douceur les inégalités du sol. Des flaques d’eau s’enroulaient autour des pavés disjoints et brillants. La lumière de la voûte, estompée par la pluie, nimbait de halos diffus les silhouettes des passants, les maisons, les arbres, les massifs fleuris. Les flèches du temple et du parlement apparaissaient dans le lointain comme des nuages enflammés.
— Nous n’avions pas envisagé l’éventualité d’une guerre contre Part-k, fit soudain l’administrateur. Les anciens traités gamétiques interdisaient toute volonté hégémonique, garantissaient la souveraineté de chaque planète…
Il avait été obligé de crier pour dominer le grondement du moteur.
— Il faudrait être aveugle pour ne pas se rendre compte que le blocus partek vous a pris de court, soupira Le Vioter.
— Lorsque nos ancêtres se sont échoués sur Ewe, ils n’aspiraient qu’à vivre en paix. Nous avons toujours pensé, à tort je le crains, que nous étions en sécurité sur la terre intérieure, que l’enveloppe aquatique d’Ewe nous préservait de toute mauvaise surprise. Nous savions pourtant que Part-k guettait le moindre prétexte pour nous envahir, mais nous avons agi comme ces animaux légendaires qui préféraient enfouir leur tête dans le sable plutôt que contempler le danger.
— D’où venaient vos ancêtres ?
L’administrateur marqua un long temps de silence avant de répondre.
— La plupart des archives ont été détruites lors du naufrage de l’Ewe, le vaisseau des origines. La légende dit qu’ils fuyaient leur monde désolé, ravagé par une série de cataclysmes. Ils errèrent pendant plus de huit ans à travers l’espace sans trouver de terre habitable puis, alors qu’ils pénétraient dans le système de Bélem-Ter, un terrible orage magnétique contraignit l’Ewe à s’échouer en catastrophe sur une planète entièrement recouverte d’eau. Ils dérivèrent sur des radeaux de secours, essuyèrent une tempête d’alignement des trois satellites, furent sauvés de la noyade par des lévents blancs et remorqués jusqu’à la cheminée Une.
— Comment ont-ils pu réussir à gagner la terre intérieure ? Ils ne possédaient rien, ni navette ni matériel d’escalade…
— Un homme du nom d’Édée fabriqua une sorte de parachute à l’aide du matériau des radeaux pneumatiques, sauta dans le vide et atterrit sur la terre intérieure trois heures plus tard. La légende veut que, lorsqu’il découvrit l’extraordinaire lumière produite par la roche photogène, il crut qu’il avait franchi le seuil de l’au-delà et demeura dans un tel état de prostration qu’il oublia les autres…
Ils s’engagèrent dans une artère large, étincelante et bordée de corables. D’autres véhicules, frappés sur les portières d’un animal stylisé que Rohel identifia comme un mélange de phaleine et de lèvent, débouchaient des rues transversales et se dirigeaient à vive allure vers le parlement, une construction monumentale dont la façade brun-rouge s’ornait de colonnes et de vitraux aux couleurs éclatantes. La pluie diamantine renforçait l’impression onirique, fantasmagorique, qui se dégageait de l’ensemble. Le Vioter prit conscience que les Ewans, isolés du reste de l’univers par près de vingt kilomètres d’eau et de roche, s’étaient enfermés dans un rêve. Ils avaient oublié que d’autres civilisations ne partageaient pas leur vision idéaliste, qu’ils étaient entourés de peuples ambitieux, guerriers, conquérants. Le filet magnétique tendu par la flotte partek autour de leur planète les avait réveillés d’une façon brutale.
— Édée goûta l’eau d’une pluie de cheminée, poursuivit l’administrateur. Il se rendit compte qu’elle était salée, qu’elle provenait donc de l’océan, qu’il avait enfin trouvé le monde nouveau qu’ils cherchaient depuis des siècles. La légende ne précise pas de quelle manière il s’y prit pour remonter à la surface et guider les survivants jusqu’à la terre promise.
— J’ai cru comprendre que l’animosité des Parteks ne date pas d’aujourd’hui, fit observer Le Vioter.
— Ils ne croyaient pas Ewe habitable, mais la réussite de nos ancêtres a aiguillonné leur volonté de posséder ce dont ils sont privés : l’eau.
Merrys trouvait l’explication officielle du conflit contre les Parteks un peu trop simpliste pour être vraie. Bien que la bibliothèque du parlement ne lui eût apporté aucune confirmation à ce sujet, elle pressentait que des liens occultes liaient les Ewans à leurs agresseurs.
— Comment vous rendiez-vous aux assemblées galactiques ? demanda Rohel.
— Nous ne nous y rendions pas, répondit l’administrateur. Nous faisions confiance aux autres dirigeants gamétiques…
— Ce qui signifie que vous n’avez pas de flotte spatiale.
L’administrateur esquissa un sourire navré.
— Pour quoi faire ? Nous nous sentions si bien dans le ventre d’Ewe…